jeudi 11 décembre 2014

L’entreprise familiale métaphore de la France ?

Je discute avec Antoine Roullier de ce qui fait et défait les entreprises familiales. Soudainement, je réalise qu’il parle comme Condorcet ! Mais le sujet de Condorcet c’est la République et l’éducation, pas l’entreprise ?

Le point commun, c’est l’intérêt général : comment le faire triompher en dépit d’intérêts particuliers et, plus encore ?, de compétences divergentes. Voilà ce que je retiens des idées d’Antoine Roullier.

Ce qui détruit l’entreprise familiale, pour commencer. Eh bien, c’est probablement ce que les économistes anglo-saxons appellent « l’homme rationnel », celui qui optimise en permanence son intérêt. Le phénomène se produit, massivement, à la troisième génération. 87% des entreprises familiales ne vont pas plus loin. Alors, l’entreprise familiale n’est plus vue sous l’angle du projet entrepreneurial, mais sous celui, patrimonial, de l’héritage. La conduite des premières générations était inspirée par le devoir : une sorte de mission (on dit par exemple que certains fondateurs se sont « tués au travail »). Leurs descendants ne perçoivent plus que leurs droits. Ils comprennent l’entreprise comme une sorte d’Etat providence immortel. Leur naissance leur donne le droit d'en jouir. Et ils trouvent injuste de ne pas en recevoir la part du lion. Leur argumentation est basée sur le « bon sens », qu’ils ont puisé au fond d’eux-mêmes.
Le drame survient quand les circonstances changent. Par exemple, on est passé de la vapeur au numérique. Il faut repenser l’affaire. Mais, au lieu de poser calmement le problème, les actionnaires se sautent à la gorge. Ce qui aurait dû être une banale évolution devient un naufrage.

Comment rendre une entreprise familiale durable ? Il faut une forme de contrat social, dit Antoine Roullier. Et ce contrat, implicite, doit être réinventé à chaque génération. C’est un contrat entre hommes. Chacun doit trouver son compte dans l’affaire. Mais c’est aussi un contrat avec le marché, et l’environnement concurrentiel de l’entreprise. C’est parce que tout cela se transforme avec le temps, que le contrat doit changer, radicalement, de temps à autres. Antoine Roullier parle de « métamorphoses » pour bien nous faire comprendre que l’entreprise familiale n’évolue pas linéairement, comme on le croit à tort.
Vous me direz qu’il est facile d’écrire un contrat pour la première génération de fondateurs, mais après, quand il y a des dizaines, voire des centaines, de cousins ? Quand certains sont multimillionnaires et d’autres au RSA ? C’est là où j’entends Condorcet parlant d’éducation. L’actionnaire familial ressemble au citoyen : le bon sens le trompe, il a besoin d’une éducation pour gérer le « bien commun » (sens premier de « république »). Ou, plus exactement, pour jouer son rôle de membre de la société. Et, comme le dit Condorcet, cela ne demande pas des capacités exceptionnelles. De même que quasiment tout homme peut conduire une voiture, quasiment tout homme peut être actionnaire familial ou citoyen.
Mais Antoine Roullier dépasse Condorcet. L’éducation n’est pas tout. Il faut aussi un projet entrepreneurial partagé. Et ce projet doit « déménager ». Il ne doit pas laisser indifférent. Il doit jouer sur les « ressorts des hommes ». La famille est comme une équipe de foot, elle doit être motivée par un enjeu commun, hautement désiré.
Comment trouver ce projet ? Là encore Antoine dépasse Nicolas. La famille a des « gènes entrepreneuriaux ». Ces gènes s’expriment différemment en fonction des conditions dans lesquelles l’entreprise se trouve, à l’ère de la vapeur, ou du numérique. Ce sont eux qui permettent au projet entrepreneurial de « changer pour ne pas changer », comme il est dit dans le Guépard, de se « métamorphoser » d’une génération à une autre.

En écoutant Antoine Roullier, je me suis demandé si la France, plus généralement l’Occident, ne faisait pas face à la malédiction de la 3ème génération. Les générations d’après-guerre ne se sont-elles pas « tuées à la tâche » ? Ne sommes nous pas des héritiers qui nous sautons à la gorge alors que nous devrions calmement réfléchir aux évolutions du monde et à comment adapter la barque commune ?


PS. Attention, lorsque que je parle de droits et de devoirs il n’y a pas de jugement de valeur de ma part. Il n'y a pas de bonnes fourmis et de mauvaises cigales. Si les uns pensent avoir des devoirs et les autres des droits, ce sont les circonstances qui les ont mis dans cet état d’esprit. Antoine Roullier commente ainsi mon dernier paragraphe :
après la guerre les pays d'Europe ont eu besoin de se reconstruire. Entreprendre était vital et en même temps exaltant. Ils ont entrepris en faisant des efforts. Leurs héritiers ne sont pas capables de poursuivre cet effort : ils n'ont plus de vision ni de besoin vital.

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