jeudi 8 août 2013

Un anthropologue chez les aciéristes

Une aciérie passe de 8 à 7 coulées. Pourquoi ? Une aventure d’Eric Minnaert.

« 3h du matin, j’arrive sur le site ». « À l’époque, j’avais un vélo à petites roues » et « j’étais dégueu ». Dans la foule, personne ne le remarque. « Distribution de tracts », l’occasion d’une « première collecte d’informations ». En les lisant, il comprend « qu’ils attendent le consultant anthropologue pour le virer manu militari ». « Je choisis un leader, je le tire par la manche », « je suis l’ethnologue ». « Toute une foule se rassemble », le leader dit à deux personnes : « prenez-le tous les deux ». Eric est pris en charge. En entrant dans l’usine, il sort de son sac à dos deux bouteilles, « on les met où ? » Toutes les usines n’ont-elles pas un bar clandestin ? Effectivement, « on ouvre une petite porte », un bar apparaît. « J’y mets mes bouteilles. » « Immédiatement, la nouvelle circule : il nous a eus. Ils ne peuvent plus me lâcher. »

Le monde des aciéries est d’autant plus difficile à pénétrer que les risques du métier forcent à un très étroit esprit d’équipe. « On se protège, on est ultra-solidaires. » La nécessité de prendre soin les uns des autres conduit à développer des « pratiques féminines ». La réalité des aciéries n’est pas celle des équations. C’est celle des hommes. « À la fin, je savais qui avait écrit les textes sur moi et l’espion venu de Rome avec un dessin issu d’Astérix, j’étais dans le salon, à l’endroit même où il avait écrit le tract. Cela me révélait tout de sa personne. »

Alors, pourquoi la productivité de l’usine avait-elle chuté ? Les ingénieurs de l’entreprise avaient décidé d’une politique de zéro défaut. Ils avaient obligé le personnel à effectuer huit contrôles. Ils n’avaient pas compris que la vie de l’ouvrier n’est que contrôle. Par exemple, « le matin lorsqu’il arrivait au vestiaire de l’aciérie, l’ouvrier longeait la tuyauterie de refroidissement du four ; s’il voyait un problème, il allait en parler au responsable. » La politique des ingénieurs était non seulement inefficace, mais surtout « ça a produit la démotivation des gens ». Ils n’étaient plus que des  exécutants.

« C’était la lutte de la culture ingénieur, contre la culture praticien ». « Du passé faisons table rase, on va tout modéliser. » C’était surtout l’affrontement entre « le monde de l’oralité et le monde de l’écrit. » « L’acier a des odeurs différentes en fonction du travail que l’on fait. » « Les ouvriers les connaissent, mais sont incapables de les nommer. » Ils disent « tu sens comme ça sent. » Pour eux, c’est clair. Pas pour l’ingénieur, qui pense : « ils ne sont vraiment pas bons, on a raison ».

Eric Minnaert sera entendu par le PDG du groupe. Mais partout dans l’industrie française, c’est la parole qui a gagné. L’entreprise n’ayant pu exprimer ce qui faisait sa valeur, son savoir-faire, on lui a imposé des normes théoriques. Parce qu’elles ne tenaient pas compte de sa complexité, elles l’ont détruite. Et la nation n’a pas compris qu’elle perdait son patrimoine. « On n’a pas pu s’engager avec eux, les défendre. »  Nous avions les meilleures aciéries du monde. Par exemple. 

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